CA’ D’ORO
CHEFS D’ŒUVRE DE LA RENAISSANCE À VENISE

dal 30 novembre 2022 al 26 marzo 2023

Pour sa troisième exposition temporaire, la Collection Al Thani à l’Hôtel de la Marine accueille un ensemble de prêts exceptionnels de la Galleria Giorgio Franchetti alla Ca’ d’Oro de Venise, qui sera en restauration pendant les prochains mois. 

Palais dont l’élégante façade sur le Grand Canal compte parmi les plus célèbres de Venise, la Ca’ d’Oro est aussi depuis 1927 un musée national, dont l’existence est parfois méconnue du grand public. Ses collections sont issues à la fois de la donation de la collection rassemblée par le baron Giorgio Franchetti (1865-1922), qui restaura avec passion la Ca’ d’Oro à la fin du XIXe siècle, et enrichies par l’État italien. L’exposition sera l’occasion d’explorer l’art et l’histoire de la Sérénissime à travers les œuvres de la Ca’ d’Oro, avec un accent particulier sur la période de la Renaissance. Elle invite aussi à se pencher sur le goût d’un collectionneur qui redonna vie à un palais autrefois parmi les plus prestigieux de l’histoire de Venise, tombé en déshérence pendant le XIXe siècle. Les visiteurs pourront admirer une sélection de plus de 70 œuvres des plus grands artistes actifs à Venise et ses environs à la Renaissance : médailles de Pisanello et Gentile Bellini, tableaux de Tintoret, Paris Bordon et Titien, marbres de Tullio Lombardo, Bartolomeo Bergamasco, Jacopo Sansovino, Alessandro Vittoria, bronzes de Bartolomeo Bellano, l’Antico, Vittore Camelio ou encore Andrea Riccio. Une place particulière sera donnée au Saint Sébastien d’Andrea Mantegna de la collection Giorgio Franchetti : ultime chef-d’œuvre de l’artiste, et cœur du musée, le tableau quittera, pour la première fois depuis plus d’un siècle, son écrin sur les rives du Grand Canal pour rejoindre la place de la Concorde pour quelques mois.

Un somptueux palais bordant le Grand Canal

Joyau du gothique tardif, la Ca’ d’Oro est l’un des palais les plus célèbres de Venise, situé dans le quartier de Cannareggio, sur la rive orientale du Grand Canal, en amont du pont du Rialto. Construit entre 1421 et 1440 pour Marino Contarini, un riche marchand vénitien, par plusieurs architectes dont Bartolomeo Bon, auteur de la Porta della Carta du palais des Doges, le palais reçoit sur sa façade un décor polychrome qui lui vaut son surnom de «maison d’Or». Il témoigne de l’originalité du gothique vénitien, associant les réminiscences de la splendeur byzantine aux prémices du gothique flamboyant. Après la mort de Marino Contarini, le palais passe à son fils Pietro, puis est rapidement divisé, de succession en succession, et loué à d’autres familles. Il tombe progressivement à l’abandon, au point qu’en 1802 il est qualifié de «ruine» quand il est acquis par un certain Giacomo Pezzi. Le XIXe siècle ne lui est guère davantage profitable. Au délabrement succède le saccage, ainsi que le déplorait John Ruskin dans Les Pierres de Venise (1851). Le palais est profondément transformé par le prince russe Alexandre Troubetzkoy qui offre le bâtiment à Maria Taglioni, danseuse dont la  renommée s’étendait à l’Europe entière en 1846. Il faut attendre la toute fin du XIXe siècle pour que la Ca’d’Oro trouve enfin son sauveur, en la personne du baron Giorgio Franchetti.

Venise sortie des flots : la patiente fabrication d’un miracle

La première salle de l’exposition Ca’ d’Oro constituera une forme d’introduction à l’histoire de Venise à travers des médiums variés : médailles, peintures, reliefs, petits bronzes, etc.

À la fois sanctuaire de beauté voulu par un esthète fin de siècle, mais aussi lieu de mémoire de l’histoire de la ville, la Ca’ d’Oro et ses collections forment par essence un fragment de Venise préservée et de Venise disparue. En accroche, deux vedute de Francesco Guardi (Venise, 1712-Venise, 1793), Le Môle et la Piazzetta rappellent l’abondance des vues peintes que Venise a inspiré aux artistes. Plus que ses monuments, c’est sa singularité de ville édifiée sur l’eau, alliance sublime de l’œuvre de  l’homme et de la nature, qui exerce sa séduction de façon atemporelle. Cette beauté qui procure une émotion immédiate, dont témoignait déjà Philippe de Commynes  ambassadeur du roi de France sans ses Mémoires (1494), tient d’un «miracle» qui doit au triomphe de la volonté de l’homme sur l’adversité de son milieu. Ville sans origine  mythique, née de la dislocation de l’Empire au moment des invasions barbares, Venise n’est d’abord qu’un archipel de boue, refuge des populations fuyant les incursions lombardes (VIe siècle). Bientôt, elle construit le mythe de ses origines par la translation des reliques de saint Marc au IXe siècle. Le lion ailé, symbole du saint, image parfaite de la puissance divine, devient bientôt omniprésent. Se parant de bronzes, colonnes, marbres de couleur, Venise puise aussi sa légitimité dans l’héritage de l’empire romain (fragment de baignoire en porphyre). Dans le giron de l’empire byzantin, mais conquérant son indépendance par le commerce, la République est en relation étroite avec l’Orient mais aussi avec les grandes villes commerciales du Nord (Atelier des frères Van Eyck, Crucifixion). La chute de Constantinople en 1453, bouleversement pour son économie, incite les doges à mener une politique de conciliation avec l’empire ottoman (médaille de Mehmed II par Gentile Bellini). Longtemps restée fidèle au style du gothique international (Michele Giambono, Vierge à l’Enfant), Venise s’ouvre à l’influence antique à la fin du XVe siècle. Le genre du petit bronze gagne la cour de Mantoue où se distingue le formalisme élégant de l’Antico (L’Apollon du Belvédère), la ville de Padoue avec le naturalisme d’un Bartolomeo Bellano (Vache au pâturage) ou la production en série de Severo da Ravenna (Satyre). À partir du XVIe siècle, la Sérénissime connaît un intense rayonnement culturel, mais amorce un long déclin politique et économique, jusqu’à sa chute en 1797 face aux armées du général Bonaparte.

La Tribune, peintures et sculptures de la Renaissance à Venise

La salle centrale présentera un ensemble de sculptures et peintures datant de la deuxième moitié du XVe siècle au XVIe siècle, véritable âge d’or de la création vénitienne. La sélection offre un éclairage particulier sur le noyau originel du musée : la collection rassemblée par Giorgio Franchetti. Le baron avait voulu recréer dans son palais l’intérieur d’une demeure patricienne de la Renaissance vénitienne. Sa collection comprenait notamment des petits bronzes, objets de prédilection des humanistes, du mobilier, de précieux tapis d’Orient, dont Venise fit le lucratif commerce (tapis dit Holbein), et bien sûr des peintures. Le Christ mort entre la Vierge et saint Jean de Michele da Verona (1469/70-vers 1540), La Sainte Conversation de Cima da Conegliano (1459/60-1517/18) et Le Christ mort soutenu par deux anges de Marco Palmezzano (1456/59-1539) trahissent l’influence de Giovanni Bellini dans le domaine de la peinture religieuse. En pendant, des exemples de peinture profane seront exposés : les Vénus de l’atelier du Titien (1588/90-1576) et de son élève Paris Bordon (1500-1571), ainsi que des portraits. 

Le trésor de la collection Giorgio Franchetti est sans aucun doute le tableau de Saint Sébastien d’Andrea Mantegna (vers 1431-1506), qui suscita l’admiration dès son acquisition. Méditation sur le caractère transitoire de toute souffrance humaine, le tableau est considéré comme le dernier chef-d’œuvre de l’artiste. Le culte esthétique dont il fit objet dans l’atmosphère décadente de la Venise fin de siècle doit aussi à sa présentation théâtrale à la Ca’d’Oro. Le baron lui fit confectionner un écrin, une chapelle de marbre. Lors de cette exposition, le tableau sera présenté en France pour la première fois.

Dans la collection de la Ca’ d’Oro, c’est la sculpture qui se taille la part du lion.
Ces sculptures, issues d’édifices religieux transformés ou disparus de la Venise de la Renaissance, ont rejoint progressivement la collection du musée ou y sont déposés. Parmi elles, citons : les reliefs en bronze du Tabernacle de la Vraie Croix provenant de Santa Maria dei Servi illustrant l’art savant et raffiné d’Andrea Riccio (1470-1532), un relief en marbre de Vierge à l’Enfant de Jacopo Sansovino (1486-1570), emblématique du classicisme tempéré de l’artiste, ou encore le Christ ressuscité sculpté pour Santa Croce sur l’île de la Giudecca qui révèle la manière très originale et novatrice de Jacopo Fantoni (1504-1540).
Auteur du tombeau du doge Andrea Vendramin (1492-1495), Tullio Lombardo (Venise?, vers 1455 – Venise, 1532) amplifie ces recherches. Son Double portrait propose une évocation saisissante d’un couple empreinte de poésie mélancolique. Vêtus de costumes modernes et antiques à la fois, les figures en haut relief s’inscrivent dans une composition semblable à un fragment de monument funéraire à l’antique auquel le sculpteur aurait apporté le souffle de la vie.

Et le marbre s’est fait chair…
Réinterprétations du portrait à l’antique

Le parcours se clôt par une galerie de portraits sculptés inspirés de la tradition antique courant sur une période allant de la Renaissance à l’aube du style baroque. 

Longtemps restée attachée aux formes du gothique international, la sculpture vénitienne s’était ouverte à l’inspiration de l’antique dans le dernier tiers du XVe siècle, notamment sous l’impulsion d’Antonio Rizzo.

Une série de portraits en rondebosse témoignent de la quête de naturel apportée par les sculpteurs vénitiens à la tradition du portrait à l’antique, à la suite des expérimentations des artistes florentins de la seconde moitié du XVe siècle. Bartolomeo Bergamasco (né à Bergame, ?- Venise, 1528) au fait des innovations de Michel-Ange donne avec le portrait de Matteo Eletto l’une des plus extraordinaires créations dans la première moitié du XVIe siècle dans ce domaine : par la suggestion du mouvement, la qualité du rendu de l’expression, l’artiste parvient à traduire de manière saisissante la bienveillante ironie de son modèle.

C’est au contraire une expression pleine d’autorité qui caractérise le portrait de Benedetto Manzini, successeur de Matteo Eletto, comme chanoine de San Geminiano, par Alessandro Vittoria. Sans conteste le plus important sculpteur du XVIe siècle dans le domaine du portrait, Alessandro Vittoria (1525-1608) réinterprète de façon magistrale les fondamentaux du buste à l’antique tout en s’émancipant des conventions de représentations héritées de la peinture : la découpe large du buste, le mouvement de la tête, l’inclinaison des épaules, donnent à ses portraits une stupéfiante impression de vie.Dans le même temps, grâce à lui, le costume contemporain acquiert la dignité de l’antique.

Du portrait de Francesco Duodo, amiral de la République de Venise, vainqueur de la bataille de Lépante, à celui de son frère Domenico Duodo, procurateur de ultra, en passant par le portrait en terre cuite dorée de Marino Grimani, futur doge de Venise, Vittoria donne à chacun de ses portraits officiels une grande finesse psychologique. En cela, il anticipe l’œuvre de son successeur de génie, le Bernin (1598-1680) également représenté dans l’exposition. Si le Bernin n’a pu connaître les œuvres de Vittoria, on retrouve dans ses œuvres une affinité de préoccupation et de sensibilité entre ces deux artistes. C’est à l’occasion du séjour du cardinal Pietro Valier à Rome vers 1626-1627 que Bernin eut l’occasion de faire le portrait de ce dernier. D’un modèle peu inspirant, il créa une œuvre frappante de vérité.

Biographie de Giorgio Franchetti

Né à Turin en 1865 et fils du baron Raimondo (1828-1905) – représentant d’un monde «moderne» voué à l’industrie et à l’agriculture, dont la renommée à Venise est liée à la verrerie Franchetti de Murano – et de la baronne Luisa Sara Rothschild (1834-1924), Giorgio Franchetti grandit entre sa ville natale, Vienne, d’où vient sa mère, et Venise. Marqués par l’atmosphère raffinée qui règne dans sa famille maternelle, son goût et ses inclinations culturelles le portent très tôt à développer une passion pour la musique et, plus généralement, pour les arts – passion qui l’accompagnera tout au long de sa vie. Compositeur et musicien distingué, mécène, collectionneur et promoteur de la restauration d’œuvres d’art (il finance entre autres la rénovation du musée de Castelvecchio à Vérone et celle des mosaïques de la basilique Saint-Marc à Venise), le baron consacre, surtout dans sa jeunesse, une grande partie de son énergie et de ses aspirations au piano, composant des textes et exécutant des concerts appréciés sur des scènes exigeantes comme celles de Munich et de Vienne. Au terme de ses études à l’École militaire, sa passion de la musique le conduit d’abord à Dresde, où son frère Alberto entame une brillante carrière musicale, puis à Munich, où il fréquente le conservatoire et la maison des Hornstein, salon d’élection du monde culturel. Il y rencontre la jeune Marion von Hornstein, qu’il épouse en 1890. Belle-sœur du célèbre portraitiste Franz von Lenbach, elle-même peintre dilettante et admiratrice des primitifs italiens, amoureuse de la Florence du Grand Tour pour y avoir longuement séjourné enfant, Marion a une influence capitale sur la vie de Giorgio dont elle contribue à renforcer l’intérêt pour les arts visuels. L’installation du couple à Florence en 1890, dans un milieu où évoluent les plus grands collectionneurs et connaisseurs d’art au niveau international, marque une  étape décisive dans la constitution progressive de la collection artistique du baron. Ses fréquents voyages à l’étranger (Munich, Vienne, Paris, Londres par la suite) et ses contacts avec les centres européens majeurs du marché antiquaire de l’époque représentent autant d’occasions d’acheter des œuvres d’art qui viennent enrichir sa pinacothèque et ses collections. L’acquisition du palais de la Ca’ d’Oro en 1894 l’engage pour le reste de sa vie, à quelques interruptions près, dans une entreprise de récupération et de tutelle de cet écrin gothique, splendide mais dégradé, fortement remanié et divisé en appartements privés. Il s’agit à la fois de faire revivre la magnificence de la demeure, prestigieuse entre toutes, d’une grande famille vénitienne, et de la transformer en musée. Ce principe, qui guide tous les travaux entrepris entre 1894 et 1922, année de la mort du baron, vise à faire du palais le cadre d’une collection idéale, où les œuvres viennent remplir la fonction d’«objets d’ameublement» d’un espace unitaire. Le projet originel, auquel participent même des protagonistes d’exception de la scène vénitienne contemporaine, comme Gabriele D’Annunzio et Mariano Fortuny, se déploie dans un climat culturel caractérisé par l’esthétisme dominant à l’époque. Les travaux de remise en état de l’édifice, entrepris par le baron à son compte à partir des années 1890, puis interrompus avant d’être achevés dans les années 1920 avec l’aide technique et financière du ministère, concernent la façade, qui est restaurée, la restitution des grands porteghi donnant sur les loggias et surtout la reconstitution du décor de la cour monumentale, pour laquelle le baron réussit à récupérer la margelle du puits d’origine, sculptée par Bartolomeo Bon en 1427. Le témoignage le plus éclatant du goût raffiné du maître d’ouvrage et de son implication directe dans le rétablissement esthétique et fonctionnel des lieux réside sans aucun doute dans l’étonnant pavement de mosaïque de l’atrium en opus sectile, inspiré des pavements cosmatesques et de l’exemple de la basilique Saint-Marc. Franchetti s’y emploie personnellement, suivant les conseils de Gabriele D’Annunzio et d’Angelo Conti, un lettré de ses amis. Pour réaliser cette œuvre, le baron dédaigne les marbres et pierres d’extraction récente au profit de marbres antiques rares et précieux, patiemment sélectionnés, provenant pour la plupart de Rome. Saint des saints de la collection, et toute première intervention accomplie dans les salles, la «chapelle de Mantegna», au centre de laquelle rayonne le dolent Saint Sébastien, doté par le baron d’une niche architecturale spectaculaire, est entièrement décorée de marbres, reproduisant les proportions et l’atmosphère d’une chapelle de la Renaissance. Acquis en 1893 d’Antonio Scarpa, dans sa pinacothèque de Motta di Livenza, le tableau se présente aujourd’hui encore dans ce décor presque inaltéré conçu par le propriétaire. La maladie qui pousse Franchetti à mettre fin à ses jours en décembre 1922 ne lui permet pas de voir l’aboutissement de son projet muséal. Ses cendres reposent dans le portique du rez-de-chaussée de la Ca’ d’Oro sous un cippe funéraire en porphyre (voir p. 14), comme pour veiller sur la destinée de la galerie qu’il avait voulue de toutes ses forces et qui, bien qu’inachevée, est inaugurée en 1927 grâce à la collaboration généreuse de ses héritiers avec le ministère et la surintendance locale pour compléter les travaux.

Commissariat : Philippe Malgouyres, conservateur en chef du patrimoine, musée du Louvre, département des Objets d’art.

Exposition co-organisée par la Al Thani Collection Foundation, le Centre des monuments nationaux, la Direction régionale des musées de Vénétie et la Venetian Heritage Foundation, sous le haut patronage du ministère de la Culture italien.